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Une fosse à deux couleurs

Une branche de rivière, située entre Granby et Cowansville, avait piqué mon intérêt lorsque j’appris qu’un ensemencement régulier de truites brunes était effectué en ses eaux par le club de pêche local.

En plus, c’est à Granby que se trouve le magasin d’articles de pêche et, par le fait même, le présentoir rempli de mouches le plus près de chez nous. Le plan de la journée était donc assez simple : arrêter chez Propac pour faire le plein de muddlers et de nymphes, en profiter pour soutirer de l’information privilégiée au vendeur sur l’état du cheptel de truites et finalement explorer les eaux de la rivière pour trouver des fosses susceptibles d’abriter le poisson.

Martin et moi décidâmes, une fois les mouches achetées, de se rendre vers une fosse située en zone urbaine, juste à la sortie de la ville. Le vendeur venait de nous confier qu’en ce moment de la saison, les brunes pullulaient. Elles étaient grosses et agressives. Nous quittâmes donc la boutique, gonflés à bloc.

Je garai la voiture non loin d’une poissonnerie. (Je me permets ici d’interrompre le récit pour m’attarder à ce dernier détail. Je tiens seulement à souligner que l’intérêt du pêcheur ne réside certainement pas dans la finalité, il ne s’agit pas simplement de trouver du poisson. Il faut voir deux pêcheurs stationner leur véhicule à une minute de marche d’un comptoir bourré de glace sur laquelle sont déposés des filets rosés de saumon frais, enfiler leurs waders, préparer leurs attirails et prendre le chemin d’un boisé rempli de ronces pour descendre dans une rivière brune et puante (telle se trouvait l’eau de ladite fosse urbaine) dans l’espoir démesuré de prendre une pauvre truite ulcérée mesurant quelques décimètres. Le pêcheur cherche l’aventure. Il préfère l’eau trouble aux glaçons trop clairs, il choisit les lits de pierres plutôt que les comptoirs lisses. Il aime le poisson vivant. Il écrit à la troisième personne pour se faire croire qu’il n’est pas, lui-même, atteint d’un brin de folie. Il utilise des mots comme aventure et vivant pour mettre sur un vertueux piédestal une chose qu’il n’arrive pas à s’expliquer réellement : une espèce de volonté de passer des heures à traquer une bête qui fait le 1/250 de son poids avec une canne et une mouche en poils.) Je garai la voiture, donc, non loin d’une poissonnerie et nous descendîmes vers la fosse. Une heure de pêche, environ, et rien d’autre qu’une petite touche ici et là. La rivière puait le mélange de térébenthine et de méthane, les voitures passaient juste au-dessus de nous et le béton était omniprésent. Nous prîmes donc la décision de nous barrer au plus vite et de nous diriger plus bas sur la rivière, plus en campagne, à une bonne dizaine de kilomètre de là. Une fois arrivés au spot, nous constatâmes que le nouveau décor contrastait étonnamment avec l’ancien, vu leur relative proximité, et nous réalisâmes bien assez vite que ce nouveau bout de rivière avait assurément bien plus à nous offrir…

Déjà, les fonds étaient parsemés d'algues et de pierres, tout autant de cachettes pour le poisson et surtout pour sa nourriture, les insectes en tous genres. Une richesse de vie qui faisait bon présage. Un castor, des loutres et un martin-pêcheur, tous habitants des lieux, donnaient aussi, par leur présence, l'indice d'une population poissonneuse. Martin et moi remontâmes donc le courant à la recherche de fosses. Au bout d'environ une heure, Martin repéra un spot parfait. La rivière devenant plus étroite, le courant s'accélérait passablement et le passage était surplombé d'un gros saule qui offrait son ombre à l'eau. Au même endroit, la profondeur de la fosse atteignait surement cinq ou six pieds.

C'est un spot A-1, un spot de livre, comme le mentionna Martin. Comme il était en train de changer de mouche, il me proposa de lancer le premier. J'envoyai une noyée en plein dans le centre du courant et j'influai sur elle de vives saccades. Au deuxième lancer, fish on ! Une belle rouge d'environ treize ou quatorze pouces, des couleurs à couper le souffle! Le poisson, par son combat, me mit dans un état de fébrilité instantanée! La pêche était ouverte ! Le moral des troupes, à son maximum.

C'est sur cette note que nous prîmes la décision de continuer à monter la rivière pour prospecter et de revenir sur cette fosse à l'heure des gobages, à la tombée du jour. Nous passâmes ainsi les heures à marcher cette rivière magnifique et complètement insoupçonnée. Les hirondelles faisaient des rondes au dessus de l'eau, entre les murs d'arbres. Les ouitouches, en gobant, laissaient des disques mouvants dans les méandres tranquilles de la rivière. Tout reflétait la lumière pâle du ciel couvert; les ailes d'éphémères, les boutons de pollen en suspension, les rides de l'eau, le feuillages des arbres, les plumes des oiseaux et, ponctuellement, les gouttelettes de pluie. Une journée parfaite pour la pêche. Un ciel couvert, gris. De la pluie, parfois. Presque pas de vent. Bien que les prises se faisaient rares, nous nous consolâmes en nous disant que la soirée allaient tranquillement faire place aux gobages discrets des grosses truites qui attendent la noirceur pour attaquer.

Autour de 19h00, nous retournâmes, comme prévu, à la fosse de la mouchetée. Et comme prévu, un beau gobage se produisit devant nos yeux. Martin passa à l'action. Il présenta sa mouche à plusieurs reprises, une bonne vingtaine de fois en tout. Rien ne se passa. Lorsqu'il décida de changer d'endroit, je pris mon tour de lancer. Après deux ou trois essais, ma mouche se fit violemment saisir ! Je crus un instant que je venais de ferrer la même truite qu'en après-midi. Je sentis cependant que le poisson se défendait avec plus de fermeté, avec plus de force. Il me fallu aussi plus de temps pour l’amener jusqu'à moi. Martin se rendit compte de ma prise au moment ou je sortis le poisson de l'eau! Bon, le fait de prendre en deux lancers le poisson qu'il avait tenté de sortir en trente me valu quelques ''Ah mon cochon ! Mon osti !'' amicaux. Mais sur le coup, je ne pensais qu'à reprendre mes esprits. Il s'agissait finalement d'une belle truite brune. Une brune ! Prise à dix pieds de l'endroit ou je prenais une mouchetée plus tôt cette même journée ! Pour nous qui étions à la recherche des truites depuis le début de la saison, ce fût une grande satisfaction de voir en ce petit tronçon de rivière ces deux espèces cohabiter. Et la journée se termina comme ça, dans la joie d'avoir pris deux truites et dans le regret de n'en avoir pas pris davantage. Je parle pour moi. Et pauvre Martin, pauvre misère, le compte de ce jour se solda à mon avantage. 2-0. C'est ainsi qu'est la pêche, parfois injuste et toujours folle.


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