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Une petite dernière pour la route

Vous venez de pêcher presque sans arrêt pendant deux jours pourtant une dernière occasion de moucher s’offre à vous. Alors, aussi éreinté, les muscles du bras droit aussi épuisés et fatigué qu’ils puissent l’être, la perspective d’encore prendre de la belle truite chasse tout ça d’un seul coup. Bah, vous savez de quoi je veux parler. De plus, l’endroit vous intrigue. C’est un de ces parcs urbains du Nord de la province, un de ces parcs urbains où, de bon matin, vous pouvez croiser renard roux, orignal et ours brun. Un endroit sympathique ou, quoique l’homme ait visiblement altéré la nature sauvage, cette dernière nous fait savoir qu’au moindre oubli, au moindre laxisme, elle reprendra ses droits. Cette rivière, c’est la rivière du Moulin et ce parc, c’est le parc de la Rivière du Moulin à Ville Saguenay, ou Chicoutimi si vous préférez.

Il appert que ce parc, en plus des animaux sauvages qu’il peut receler (je fais ici exception de certains êtres humains), est ensemencé en truite mouchetée. Votre partenaire et vous avez effectivement pris beaucoup de poisson, mais pas encore de gros et vous avez toujours à l’esprit cet espoir d’en prendre ne serait-ce qu’un avant votre imminent retour vers les Cantons. Alors, vous laissez votre partenaire vous parler de sa fameuse roche qui ne l’a jamais déçu, aux abords de laquelle une quantité étonnante de belles petites truites se nourrissent régulièrement. Vous avez déjà pêché cette rivière il y a 4 ans avec votre partenaire pour revenir bredouille, mais cette fois, les choses sont différentes; vous savez un peu plus ce que vous faites. J’insiste sur le un peu.

Vraiment, cette sortie de pêche, un peu dernière minute, un peu précipitée, vous rappel cette nouvelle de Guy de Maupassant dans laquelle un groupe de chasseur se rencontre méthodiquement chaque année depuis toujours. L’un des chasseurs les plus acharnés semble distrait et les autres lui demandent ce qui ne va pas. Le chasseur de répondre qu’il est venu à la chasse avec son gendre, décédé depuis quelques jours, qu’il garde dans le corbillard près de l’hôtel. Il a fait un détour dans sa procession pour honorer la chasse annuelle et crois désormais qu’il est temps de repartir. Ses collègues le convainquent que la mort peut attendre et le chasseur reste jusqu’à la fin de la chasse.

Pas de mort ni de corbillard heureusement dans ce cas, mais vous voyez l’idée. Le retour, peu importe la cause qui pousse au retour, attendra; il reste du poisson à prendre. Vous remettez vos waders, bottes et vestes, les vêtements que vous avez portés la majorité du temps depuis trois jours, et vous vous immergez les jambes près de votre collègue qui, lui, file à sa roche. Vous le voyez prendre truite après truite; de jolies mouchetées. Vous vous trouvez à la queue d’une fosse assez imposante qu’une cascade d'un ou deux mètres de dénivelé nourrit. Le courant concentre la nourriture et les truites sont positionnées en conséquence. Jolie surprise; ça mord, en plein midi, en plein soleil!

Vous regardez derrière vous, en aval, et voyez qu’une autre série de cascades, plus enfoncées celles-là, abreuvent des fosses abritées, des fosses qui vous intrigue. Vous prenez le chemin luxuriant, bordé d’épinettes énormes, de peupliers solitaires et vous débouchez, avec votre collègue de toujours, sur une paroi immense qui surplombe lesdites fosses. Vous prenez l’initiative et allez sur la gauche. Vous auriez pus prendre la droite, et votre ami la gauche, mais non. Alors, sur vos derniers miles de pêche d’une fin de semaine dense en émotion, vous vous accroupissez, pour ne pas projeter d’ombre sur l’eau; malgré la fatigue, vous savez vous tenir devant les truites.

Vous avez une sèche au bout de la ligne, une Royal Wulf, ou une Adams, vous ne savez plus trop et vous observez la fosse. Une petite cascade se jette à l’extrême gauche. Son courant se fracasse sur la paroi qui vous sert de support, le fond semble tomber rapidement et le courant repart vers la droite, suivant le dénivelé naturel du site. Vous êtes là, à un coude de la rivière et une zone couverte de mousse blanche et calme est léchée par le courant principal de la cascade. Ça vaut un lancer. Votre mouche dérive juste où il faut, aux abords de la zone calme, puis elle plonge avec le courant vers la paroi. Quelques faux-lancers, histoire d’assécher la mouche, et vous placer votre ligne au même endroit. La mouche suit le courant et plonge… plonge beaucoup vite pour que ce soit le courant. Un éclair, un coup de tête; vous avez la plus grosse truite du voyage au bout de la soie! Votre collègue n’est qu’à quelques mètres, mais avec le bruit de la chute, vous devez lui crier dessus pour qu’il vous entende. Le cri sort tout seul en fait : - Boisvert, T#b %rn*k!

Le reste n’est qu’énervement, maladresse et enthousiasme. Bon Dieu, votre première grosse truite… à vie! Une mouchetée que votre collègue a tenu 5 secondes dans ses mains (la puise est bien sûr restée dans la voiture, après tout, vous ne pensiez même pas prendre ne serait-ce qu’une petite truitelle…) et qu’il évalue à 2 livres, 2 livres et demie. Bien sûr, elle s’est décrochée, bien sûr elle s’est tortillé un bon coup et bien sûr elle est retournée d’où elle venait sans que vous n’ayez pu la voir de près.

Vous êtes calme. Vous pensez à la chance. Après tout, vous auriez pu prendre à droite et votre ami à gauche et ce serait lui qui aurait vociféré un mot d’église en votre direction, une douce folie dans les yeux. Tout de même… une sacrée belle truite. Quoi faire? Relancer un streamer dans le courant qui roule vers le bas et suivre la dérive et hop! La petite sœur qui vous fait grâce d’une attaque, comme pour pardonner l’impolitesse de son aînée. Boisvert n’a même pas le temps de relancer sa ligne, il vous voit et revient. Celle-là, pas question de l’échapper avant une photo au moins!

C'est qu'elle se tortille la petite soeur

La journée est chaude et la fosse est généreuse. Les mouchetés sont belles, en santé, vigoureuses et anormalement active en plein soleil d’après midi. Vous finissez votre voyage en beauté, en pleine ville, comme un cadeau de départ. Votre ami vous l’avait dit, la rivière du Moulin ne l’a jamais déçu. –Ça mon Mart, c’est de la pêche urbaine au Saguenay…


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