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Au pays des aveugles...


L’automne amène une autre dimension avec lui et aussi son lot de changements. Les nuits sont fraîches, j’en prends pour preuve le frimas matinal sur mon pare-brise craquelé, premier indice que je vais devoir me lever plus tôt dans les prochaines semaines pour gratter la glace de toutes les vitres de ma voiture et encore plus tôt dans les prochains mois pour en balayer la neige. Les cours d’eau reprennent vie, contre toute attente, sous les pluies froides d’octobre, leurs flots gonflés, chargés de feuilles mortes. Parfois, l’automne nous offre une seconde fenêtre pour la truite. L’eau des rivières se refroidit enfin après un été de feu, le taux d’oxygène disponible remonte, les poissons se réactivent avant que la glace ne recouvre le tout, ou que les pluies ne soient trop intenses pour permettre de pêcher à gué. C'est presque inespéré.

C'est une saison déjà magnifique, mais là, de la pouvoir la vivre les deux pieds dans l’eau, c’est franchement mieux. Je n’avais pas encore beaucoup pêché à l’automne durant mes premières années de pêche et je m’étais résolu à devoir attendre le printemps, faute de touche durant ces sorties. Erreur de jeunesse.

Même si toutes les feuilles sont tombées (sauf celles des chênes, récalcitrantes et têtues, qui restent presque tout l’hiver) et que la palette de l’automne est virée sur son revers de gris et de brun, rien que de revoir un peu de courant dans nos rivières me ravive. Ce n’est pas un temps pour la mouche sèche, à moins d’avoir atteint un niveau hautement métaphysique d’abnégation et de patience. Si vous êtes plutôt comme moi, vous vous réjouissez de passer à la nymphe.

Dans ma vie, il y a un avant et un après en ce qui a trait à la pêche à la mouche. Je serais presque tenté de dire qu’il en est de même pour la pêche à la nymphe et la pêche à la mouche sèche. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact. Il y eu un avant et un après au moment de vraiment nympher et d’attraper un poisson volontairement de cette façon. J’ai cru pendant longtemps que j’avais mieux à faire que de perdre mon temps à lancer un minuscule truc dans l’eau pour le laisser dériver loin de ma vue. Je n’aimais pas le fait de ne pas voir ma mouche, de ne pas savoir où elle allait, quels courants la faisaient se tortiller, mais ce que j’aimais encore moins, c’est le fait de ne pas voir le poisson la prendre. Il faut dire que je ne voyais pas grand romantisme dans l’acte de se fier aux pourcentages*, comme disent certains, et comme Je n'y vois toujours pas de romantisme, je ne me fie pas aux pourcentages je nymphe, tout simplement.

(En pêchant beaucoup avec Maxime cet été, j’ai cru observer une tendance. Bon, Maxime est un artiste, je pense qu’il est notable que je mette cela sur la table pour que je puisse bien vous exprimer mon point de vue. J’ai remarqué que la plupart du temps, il nouait une sèche à son bas de ligne, tandis que je nouais une nymphe, ou un streamer. Bien sûr, il y a l'idée de couvrir un plus grand spectre d’imitation et accroître le nombre de prises potentielles en n'ayant pas le même type de mouche lui et moi, mais j’ai remarqué que je pêchais plus sous l’eau que lui, tout compte fait. Cela nous amène aussi à la théorie selon laquelle quand nous pêchons ensemble et que l’un de nous deux connait une belle journée en terme de prises, l’autre pêchera des branches d’aulne et puis c’est tout. Questions de mouche? Ce sera pour une autre histoire, certainement.)

Il existe tellement de livres sur les techniques de pêche à la nymphe qu’on pourrait lire sur le sujet toute une année sans trop savoir sur quel pied danser rendu à la rivière. Je n’ai pas lu de livres spécifiques sur le sujet, mais je commence à avoir tâté de cette pêche un brin et je peux affirmer deux choses à son propos. Premièrement, ‘’nympher’’ c’est comme apprendre à découvrir le whisky; un lent début, ponctué de quelques phases amour-haine, puis un moment accrocheur où on croit avoir saisi quelque chose, suivi d’un autre moment où on réalise qu’on n’a à peine effleuré la pointe de l’iceberg (où la pointe de l’asperge, selon Jean Perron). Deuxièmement, prendre volontairement un poisson à la nymphe, sentir son attaque invisible, ouf… c'est quelque chose, j’en ai des frissons juste à y penser.

Avant de poursuivre, j’aimerais juste préciser que je ne tiens nullement, mais alors là vraiment pas du tout, à créer un clivage de niveau entre la mouche sèche et la nymphe, une connerie du genre ‘’celle-ci est meilleure que l’autre’’, comme ce fut le cas au 19e siècle, entre deux grands pêcheurs anglais et j’ai nommé nos très chers Halford et Skues. Pour faire une histoire courte (très courte), Halford est un pionnier de la pêche à la mouche sèche et Skues un pionnier de la pêche à la nymphe (là encore, si vous êtes avide de ce genre de lecture, vous pouvez y passer votre budget bouffe du mois, sans jamais acheter deux ouvrages d’un même auteur). Or, il appert qu’il y eut un petit quiproquo entre nos deux amis pêcheurs représentants du perfide Albion, tous deux convaincus d’avoir raison et tous deux convaincus que l’autre avait tort (l’apanage des cons, si vous voulez mon avis). Cette petite guéguerre mena à ce simple constat sur lequel tous les moucheurs sensés s’accordent aujourd’hui : il n’y pas de mouche parfaite, que des moments parfaits pour les utiliser.

Je reviens à la comparaison un peu capilotractée du whisky. En fait, c’est la meilleure façon que j’ai trouvée pour décrire mon approche de la pêche à la nymphe. On m’en avait parlé en bien, alors j’ai essayé. J’ai eu une expérience peu encourageante au départ, ce qui m’en éloignât pendant un petit moment, mais j’avais cette bouteille de whisky (ou cette boîte pleine de nymphes) et comme dit le proverbe, il ne faut pas cesser de semer parce que les oiseaux auront mangé quelques grains. J’ai donc réessayé, avec un semblant de compréhension sur ce qui se passait autour de mes papilles (ou sous la surface de l’eau). C’est un instant plutôt accrocheur, un point tournant pour qui sait de quoi je parle. Ces moments qui nous poussent à nous intéresser et à creuser la chose plus avant. Mais le meilleur moment c’est celui on comprend qu’on ne comprend rien, que la chose à laquelle on goûte peu nous tenir en haleine des jours, des semaines, des mois et des années, nous laissant toujours la cruelle impression d’avoir saisi pour mieux nous montrer qu’elle comporte un millier d’autres voies labyrinthiques. On se dit alors qu’au moindre jour de lassitude, on pourra s’y fier pour nous abreuvez l’esprit. À consommer sans modération… la nymphe, bien sûr, la nymphe.

Le second point qui fait que je suis un peu accro à cette pêche, c’est justement le fait de ne rien y voir. Si vous considérez la pêche à la sèche comme étant une activité hautement contemplative, vous avez raison. Imaginez alors que vous ne voyez pas, mais pas du tout votre mouche. Vous êtes là à regarder la surface de l’eau, à suivre votre indicateur, si vous en avez un, ou seulement le bout de votre bas de ligne qui émerge. Vous arrivez à un endroit sur la rivière qui vous semble propice, vous ne voyez pas de gobage, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de truite, seulement que si elles y sont, elles ne sont pas en train de gober (attention, c’est de la logique pure, à trop grande dose, ça saoule). Se dire que c’est un bon spot, lire les éléments qui l’indiquent, c’est la partie facile. Le lancer aussi, est relativement facile, c’est après que ça se gâte, ou que ça devient intéressant, c’est selon. Il faut littéralement apprendre à sentir la touche, sans la sentir. Un reflet furtif de la truite dans l’eau, un bouillonnement suspect, un mouvement subtil du bas de ligne, autant de signes qu’il faut ferrer au plus vite. Cela devient un sport d’instinct. C’est un peu comme apprendre à monter et descendre des marches les yeux fermés; pas facile, mais à force d’essayer, on arrive à prévoir les coups. Il y a aussi le fait qu’on a aucune idée de quoi à l’air le poisson, c’est un peu le chat de Schrödinger dans sa boîte, à la fois mort et à la fois vivant, seulement ici la truite est à la fois une truitelle de l’année et un Léviathan de 5 livres. La seule façon de savoir c’est d’arriver à la sortir de l’eau. Croyez-moi sur parole, ou plutôt non, allez l’essayer vous-même, la décharge hormonale qui survient au moment où, après avoir lu la rivière, pensé qu’une truite se trouvait là, lancé sa nymphe et ferré celle-ci juste à point est équivalente à celle de voir une grosse mouchetée venir gober votre petite imitation d’éphémère de 16.

Oui, l’essentiel est invisible pour les yeux et au pays des aveugles, les nympheurs sont rois.

* La truite ne se nourrirait que très peu en surface, à peine 10% du temps selon certains auteurs.


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