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Truite nouvelle

C’est en mettant le pied sur la traverse du chemin de fer que tous les souvenirs me sont revenus. En fait, l’odeur du goudron qui imprègne les traverses me rappelle la pêche. Nombre de bons spots que je connais dans le coin sont accessibles par le truchement des chemins de fer et, que ce soit la curiosité et l’excitation de la découverte à l’aller ou le sentiment d’avoir fait une belle journée au retour, cette odeur me replonge tout de suite dans l’esprit. C’est la première fois que je pars pêcher la journée même de l’ouverture de la truite et je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Ce fut un régal.

Avec le soleil radieux et le ciel bleu, le vent qui poussait en rafales et l’eau très froide, j’avais peu d’espoirs de prendre quoi que ce soit, sinon un coup de soleil (eh oui, c’est moi l’enfoiré de pêcheur qui arrache les chapelets des cordes à linge et qui souhaite de la grisaille), mais j’avais tellement hâte de pouvoir marcher dans un cours d’eau avec ma canne et faire quelques lancers ailleurs que sur ma pelouse (et ainsi cesser d’entendre les ‘’pis, ça mord-tu?’’ moqueurs de mes voisins). Et puis, c’est tout de même magnifique le printemps. J’étais poursuivi par un couple de cicindèles, vous savez ces petits coléoptères volants, rapides comme l’éclair et vert métallique, couleur crème de menthe. En arrivant à la rivière, je croise une tortue peinte, une première pour moi, et je tombe sur un tapis de vérâtres et de sanguinaires : c’est le printemps.

Il est assez rare dans le coin de pouvoir pêcher à ce temps-ci de l’année, les flots sont souvent trop puissants et il impossible d’essayer d’y pêcher à gué, l’eau étant teintée de limon et trop opaque pour que le poisson ne voie votre mouche. Les ruisseaux offrent une meilleure chance par contre et c’est justement l’un d’eux que j’avais en tête de remonter à partir de la rivière. J’ai tout de même fait quelques lancers à la fosse qui se trouve entre le chemin de fer et le ruisseau, question de laisser le temps à mes membres de se coordonner et se rappeler comment lancer une mouche pour vrai. Question aussi de se prendre au fond, dans les arbres et sur mes waders (passage obligé en début de saison). Je suis du genre à pratiquer mes nœuds pendant l’hiver et à lire sur les meilleures techniques de début de saison; rien à faire, quand j’ai les deux pieds dans l’eau, je suis dans un autre monde et toute pratique, toute lecture s’efface. La première sortie est donc habituellement une sortie ‘’tampon’’, une qui sert à faire des gaffes quand ça compte moins. Combinez donc une eau trouble, une météo de juillet et un pêcheur aux mains pleines de pouces et essayez ensuite de prendre quoi que ce soit, au pire, j’aurai pris du soleil.

Je teste mes nouvelles bottes, mon épuisette avec un aimant au bout du câble et mes premières mouches faites maison. Monté en ‘’dry-dropper’’ (une nymphe attachée à la courbure de l’hameçon d’une mouche sèche par un bout de bas de ligne de 5X), je préconise l’adage à jour clair, mouche claire avec une light cahill de 14 suivie d’une oreille de lièvre de 16, je soigne mes dérives et j’essaye de ne pas prendre (trop) dans les branches.

La pêche, c’est plus facile quand vous ne faites pas fuir la truite en débaroulant dans les fosses prometteuses comme un gros balourd. Pour les deux truites que vous avez vu déguerpir, combien vous sont restées invisibles? N’empêche, la journée est superbe, les castors vous ont taillé un bâton de marche parfait avec un peuplier, les petites talles d’ail des bois sont luisantes et paraissent comme des oasis de fertilité à côté des érythrones. Je raccourcis le bas de ligne de ma nymphe, pour éviter de me prendre aux roches du fond à tous les deux lancers et je continus mon chemin dans ce qui semble un ruisseau de paradis, jusqu’à une série de trois fosses dans un coude du ruisseau. Celle du centre semble parfaite et elle l’est. La première truite de l’année mord à ma nymphe et c’est la première fois de ma vie que je peux dire que j’ai pris une truite à ma mouche! Ce ruisseau est vraiment encore plus beau, avec son côté rustique, ses murs de pierres des champs près du chemin de fer, vestiges du travail des hommes d’il y a déjà su

rement un ou deux siècles (histoire typique des Cantons-de-l’Est), mais surtout ses truites mouchetées étonnamment belles et de bonnes tailles (pour un si petit affluent) qui réussissent à s’y reproduire et qui ont survécus, à ma grande surprise, à l’étiage violent de l’été dernier.

La pluie va s’amener la semaine prochaine et la prochaine pêche sera repoussée sans doute, mais pour le moment la saison démarre du bon pied, les bottes sont parfaites, l’aimant de l’épuisette tient le coup, les truites sont là et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tiens, si j’allais pêcher un autre ruisseau…


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