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Aux portes de la Sainte-Anne

Les pommiers en sont tout juste à gonfler leurs boutons roses. La pêche est ouverte depuis le cinq du mois dans certaines zones du Kamouraska mais les pluies abondantes ont quelque peu retardé le dégorgement des rivières. Le territoire de la ZEC Chapais n'est accessible, quant à lui, que depuis une semaine. Entre le déménagement de ma blonde (que l'on néglige tous les deux pour aller courir les morilles), les examens de fin de DEC, le début du travail au verger, les pluies qui ne cessent jamais vraiment, les manifestations violentes d'un abcès logé dans une dent cassée et la préparation du potager, j'ai fini par trouver une brèche. Il le fallait.

Cette première pêche de la saison fût machinale malgré toute la fébrilité caractéristique qu'on lui rattache habituellement. J'étais chez moi en train de repiquer mes tomates quand j'ai subitement eu l'appel. Une fois les Stupice arrosées, je me suis levé, j'ai pris ma canne, des waders et un coffre de mouches dont je n'ai même pas regardé le contenu (en fait, je le savais vidé de toutes mes vieilles mouches du commerce et empli des premières mouches que j'avais moi-même fabriquées durant l'hiver. La fierté rendait mon coffre parfait, même si ce dernier ne comptait qu'une douzaine de Coachman, six ou sept Muddler et deux Woolies. Plus une nymphe, cadeau de Martin).

J'avais l'air d'un robot affaiblit qui se dirigeait, préprogrammé, vers son câble de recharge. Le strict minimum, matériellement parlant. Je suis monté dans la camionnette, je suis allé renouveler mon permis en vitesse et j'ai filé vers la Sainte-Anne. J'explorerai plus tard. Là je vais où je connais. Je retourne d’où je suis revenu l'automne dernier. Comme si je n'avais pas connu l'hiver qui vient de passer. Je ne réfléchis pas; je fraie.

Une demi-heure de route, de rang puis de sentier pour retrouver l'écluse. C'est de là que je commence à descendre la rivière. En marchant, je regarde les pierres, les fosses. Je pêche habituellement en remontant. Habituellement. En cette pêche printanière, le niveau d'eau est beaucoup trop haut, les remous sont trop blancs et le courant, trop puissant. C'était prévisible. Y avoir pensé... mais voilà, je suis venu jusqu'ici, aussi bien trouver une solution. Impossible de descendre la rivière sur plus de cent mètres. À partir de là, le sentier que j'emprunte l'été est actuellement submergé. De toute façon, à partir de ce point, le courant ne permet même pas aux mouches de pénétrer le film de l'eau. Un muddler rebondirait sur celle-ci comme le font sur l'asphalte les cannes de tôles accrochées aux pare-chocs des nouveaux mariés. J'ai donc accès à cent mètres de rivière, l'écluse en amont et la chute en aval, pour trouver ma première mouchetée de l'an deux-mille-dix-sept.

J'aime la façon qu'a le printemps de ne m'accorder qu'un tronçon. La forêt me dit : oh, je ne suis pas prête mon gars, tiens, prends un morceaux de rivière et pour le reste, attends.

Quoi qu'assez agité, ce terrain d'eau me semble parfait. En cet endroit, le courant est relativement modéré par l'écluse. Les pierres sont tous juste recouvertes d'eau. Leurs crêtes dessinent sur l'eau des formes de pointes. Ainsi, en motif d'écailles, s'alternent les remous et les poches d'eau tranquille, cachette privilégiée des truites.

À première pêche, première mouche. Je décide de pêcher à mi-profondeur avec le premier Wooly Bugger que j'ai fabriqué cet hiver. Je repère d'abord une zone calme adossée à une grosse pierre. J'y envoie la mouche. Tout de suite, une belle truite l'accepte. C'est à ce moment que je réalise à quel point la pêche m'a manqué. Des couleurs vives du poisson jusqu'aux odeurs fortes du baume des peupliers qui m'entourent. Mon corps est imbibé d'un parfait cocktail d'adrénaline et d'endorphine. La joie de sortir une truite vive des flots en pensant qu'il y a un mois, la glace couvrait encore probablement cette petite fosse tandis que les arbres étaient encore nus et secs. Les couleurs, en ce temps-ci de l'année, s'immiscent dans le paysage comme à travers une membrane. Un trop plein de vie pousse la grisaille à pourfendre. La forêt mue.

Bon, je sens que je pourrais m'emporter dans un élan lyrique. Je tâche de me retenir. Ici, je pourrais être tout, sauf un robot, et je suis bel et bien rechargé. Je redeviens sensible au vent. Comme se déroule la matteucie, qui a l'air de la queue d'un chat qui s'étire, je m'éveille. Je me remets à penser aussi. Je pense à la cueillette sauvage, je pense à manger, à cuisiner. Je pense au voyage, au jardinage, aux fruits, brièvement. Puis je reviens à la pêche. Je joue avec ma mouche. La faisant tomber tantôt en pleines vagues, tantôt sur une onde tranquille, je cherche les truites. Je tâte l'habitât. L'omble est-elle en chasse? Est-elle au repos? Je trouve deux d'entre elles, successivement, dans le bas d'une langue de courant. Elles attendaient pitance. C'est une pêche somme toute calme et facile. Tout le monde avait hâte.

Je regarde les nuages pour voir, enfin, un soleil qui perd un peu de sa gêne. Ses rayons, de force, m'offrent un magnifique pied-de-vent. Je me dis que c'est reparti;

C'est la saison de la pêche.


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