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Mauvais temps et bonne humeur

J’ai développé une technique pour joindre l’utile à l’agréable quand je me déplace sur le chemin de fer avec mon attirail pour aller pêcher. En alternant les pas, je saute une traverse à chaque fois, pour mettre le pied sur la suivante, et ainsi de suite. Je laisse mes pieds me guider, mes yeux sont donc libres de regarder le paysage jusqu’à plus soif. Après quelques faux-pas, et malgré les traverses inégales, j’arrive maintenant à en profiter au maximum. Les montagnes vertes laissent émaner une aura de tranquillité, de lenteur et, quand il pleut, une petite brise de forêt humide ; mousse, roche, pruche, humus. Personne à l’horizon, j’ai le ruisseau pour moi tout seul. Technique du Guerrier, voyage léger.

Je n’ai que mon poncho, mes waders, ma canne, quelques mouches et ma puise, juste au cas. Partir sans sa puise, c’est s’avouer à moitié vaincu d’avance. Après quelques sorties bredouilles, je préfère mettre toutes les chances de mon côté. C’est une journée venteuse, pluvieuse et triste pour qui n’est pas adepte de la pêche, mais pour le moucheur, c’est synonyme de pur bonheur. Vous ne voyez donc plus les éléments comme une entrave, une épreuve de plus, mais bien comme un adjuvant, un réel facteur qui joue en votre faveur. Et puis, dès que vous remontez un peu le ruisseau pour vous trouver sous la cathédrale forestière, la frondaison, véritable mer verte aérienne, vous enveloppe de sa protection, comme une grand-mère adorée qui vous tend l’édredon chaud un soir de février.

Maxime et moi, bien qu’à quelques centaines de kilomètres l’un de l’autre, gardons une mise à jour quasi instantanée de nos découvertes et c’est lui qui me fit remarqué que nous pêchions tous deux dans des régions bioécologiques bien différentes. Lui, au Nord-Est, dans ses bois des monts Notre-Dame où pullulent les conifères ancrés dans un plancher tapissé de champignons, lichens et autres mousses. Moi, au Sud-Ouest, avec des feuillus rares et des pruches énormes, bouleaux jaunes immenses et érables obèses, plantées dans les flancs des montagnes vertes. La faune et la flore sont différentes, malgré quelques espèces partagées, derniers relents de l’écotone entre nos deux régions. Le lien qui unit tout cela est d’une évidence limpide comme l’eau des montagnes : la truite mouchetée est la reine des torrents dans les deux cas. On trouve par contre plus de truite brune ici, seule vraie truite du Québec. Justement, j’allais rencontrer les deux lors de cette pêche. Pas mal pour une journée triste.

De cascade en cascade, j’allais découvrir un nouveau ruisseau à mettre sur ma liste des flots à visiter sans modération. Je me suis procuré une petite canne de soie 4 d’à peine 7 pieds de long, parfaite pour ces situations où les branches basses, les arbustes ripisylves ou les murs de roches métamorphiques deviennent des pièges à mouche d’une efficacité redoutable.

Le ruisseau s’écoule selon une architecture sauvage, mais que le pêcheur s'amuse à diviser et catégoriser. Le tout n’est pas qu’esthétique, c'est aussi sportif. La cascade gronde, chargeant l’eau en oxygène et à ses pieds s’étend la fosse avec ses zones plus ou moins creuses, amenant un élément de profondeur à interpréter. S’en suit la queue de la fosse, zone où le fond remonte et où le courant renoue avec une certaine célérité. Puis, c’est un dédale infini de tumultes, de rapides, de tourbillons, de bordures et de pierres, tout ça sur quelques mètres ou quelques centaines de mètres… jusqu’à la prochaine cascade. J’ai commencé à moucher en pêchant des achigans à vue, activité ressemblant presque plus à de la chasse qu’à de la pêche, et j’adore encore essayer pêcher des à vue, mais avec la truite, ce n’est pas chose aisée. Cela relève en fait plus de la chance que d’autre chose. N’empêche, les queues de fosses représentent souvent (lire une fois sur vingt…) la portion de ruisseau où l’on peut voir une truite se remplir la panse de nymphes qui dérivent, totalement vulnérables au courant, sonnées par la chute et les remous de la cascade. Le ballet latéral du poisson est comme un film envoûtant que vous regardez encore et encore, presque assez pour oublier que vous veniez tenter de leurrer cette truite. Oreille de lièvre, dérive honnête, vous êtes hypnotisé par l’ombre là-bas au fond de l’eau. Vous pensez déceler le fin mouvement d’ouverture de ses lèvres et selon la trajectoire et la vitesse de l’eau, vous croyez bien que c’est votre nymphe qui vient d’être gobée. Cela s’effectue en un éclair ; vous ferrez d’un coup rapide, pas trop ferme et votre canne se met à vibrer, autant que la suspension de votre camion sur la route défoncée qui vous a menée là.

Là-haut, au-dessus des arbres, la pluie redouble d’ardeur, mais avec des moments de pêche comme ceux-là, vous avez ce qu’il faut pour faire contre mauvais temps bonne humeur.


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