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Robe noire

À la bibliothèque du collège se trouve une section qui est particulièrement peu fréquentée. Tout au fond, derrière les étagères, sont nonchalamment empilées les unes au-dessus des autres des caisses de livres anciens. En fait, il s’agit de livres qui ont été jugés trop vieux, pas assez pertinents ou bien simplement trop abimés pour avoir l’honneur d’accumuler la poussière debout auprès des autres. Si un livre aboutit dans l’une de ces boîtes, c’est qu’il sera jeté dans les semaines qui suivent. Quand je passe dans cette section, triste du sort de ces pauvres volumes jaunis, et que j’en trouve un qui traite d’un sujet intéressant, je le glisse aussitôt dans mon sac. Il y a quelques temps, en fouillant les boîtes, je suis tombé sur un titre spécialement alléchant : The Life Story of the Fish, His Morals and Manners. L’auteur, Brian Curtis, y décrit en détails la physiologie du poisson ainsi que son mode de vie en plus de traiter de la relation qui existe entre ce dernier et le pêcheur. Sur la première page, un bibliothécaire depuis longtemps retraité avait pris le soin d’écrire à la main les mots suivants : entré en bibliothèque en 1949.

Bien entendu, pour s’informer des dernières découvertes scientifiques concernant la biologie de Pisces, un ouvrage à peine plus jeune que la deuxième guerre mondiale n’est pas à recommander. The Life Story of Fish a cependant plusieurs autres attraits; c’est un livre gratuit, trouvé par hasard et qui traite explicitement de pêche. C’est bien assez pour me séduire.

J’appris beaucoup dès la lecture des premières pages. L’auteur explique, dans le premier chapitre, comment des cellules spécialisées, situées sur leur épiderme, sont responsables du camouflage des truites mouchetées. Les chromatophores peuvent en effet contracter ou dilater des pigments colorés pour donner aux écailles du poisson la couleur de son environnement. Pour que ces cellules fonctionnent, le poisson doit pouvoir capter, par la vue, les teintes caractéristiques de son habitat. Les truites noires que j’ai prises dans le passé n’étaient donc peut-être pas aussi foncées simplement parce qu’elles vivaient dans des eaux polluées? Les truites pâlichonnes, déjà capturées, ne devaient pas forcément leur teint blafard au fait qu’elles avaient été élevées dans des bassins et fraichement transportées dans les rivières?

J’ai dû aller observer le phénomène sans attendre. Je connais une rivière qui, plus que toutes les autres, se définit par sa teinte d’huile à moteur. Pourtant haute perchée tout près de la ligne de crêtes, sans aucune source de contamination apparente en amont, cette rivière est d’une noirceur telle que je ne peux la traverser qu’en sautillant d’une pierre émergée à une autre. Si c’est dans l’eau, c’est invisible. Pourquoi en est-il ainsi? Je n’en sais rien. Autre fait à souligner; le lac le plus près se nomme Le Lac Noir. C’est comme ça, c’est foncé. Pour ajouter à l’effet un peu sinistre, plusieurs bouleaux blancs sont sertis de gros diamants couleur de charbon; des chagas. Comme pour mettre une touche de légèreté au tableau, et parce que les grandes fosses d’eau calme s’y prêtent parfaitement, je décide de nouer une mouche sèche à mon bas de ligne. Je choisis d’attendre un gobage, peu pressé que je suis et plutôt enclin à profiter du calme de l’endroit. Quand le soleil baisse un peu, ça commence. Une truitelle roule entre l’air et l’eau, s’emparant des insectes flottants et provoquant par son geste de petites éclaboussures, comme si c’était pour elle un jeu. Je lui envoie ma Coachman qu’elle refuse d’abord mais qu’elle finit par accepter au deuxième ou troisième lancer. Même si cette truite est de taille modeste, je suis comblé de retrouver le sentiment de prendre du poisson en surface. De pouvoir observer l’attaque.

Lorsque je réussis à l’approcher du rivage, j’en profite pour constater les couleurs de sa robe. La mouchetée est si noire que je peine à discerner ses yeux du reste de son visage. C’est donc pour ça que les oiseaux rôdent toujours mais ne plongent que rarement. La truite est configurée, génétiquement, pour ne pas être vue. D’en haut, les oiseaux prédateurs ne distinguent que très difficilement son dos foncé du fond de la rivière et d’en bas, les plus gros poissons ont peine à différencier son ventre pâle du ciel nuageux. Prodigieux, tout de même.

Sitôt le poisson remis à l’eau, je replace la mouche dans son boîtier et je retourne vers la camionnette. Je reprends ensuite le chemin de la maison. Il y a de ces soirs, même s’ils sont rares, où le désir de continuer sa lecture surpasse celui de prendre plus de poissons.


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