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Ceci n’est pas une truite ; récit d’une pêche surréaliste

C’est dans un état de détermination limite monomaniaque que Maxime et moi sommes partis de La Pocatière au matin pour aller pêcher une rivière qui nous intriguait tous les deux au plus haut point. C’était la première rivière avec une portion officiellement dédiée à la pêche à la mouche que j’allais pêcher et je ne savais pas trop à quoi m’attendre, sinon à rencontrer des moucheurs sur la rivière (autre que Maxime) pour la première fois et à devoir, conséquemment, faire semblant d’être un bon pêcheur. J’allais devoir me forcer, soigner mes nœuds, longuement regarder la rivière, tenter de ‘’lire’’ ses structures, réfléchir à un choix de mouche selon une population d’insecte nouvelle pour moi, polir ma technique de lancer (en n’employant que les lancers que je maîtrise un peu, laissant ceux que je maîtrise moins pour les moments où je serai certain que personne ne regarde) et surtout tenter de faire dériver ma mouche correctement. Je ne suis pas dans un ruisseau de montagne. Ce ne sont pas des poissons sauvages, je ne suis pas seul au monde avec la truite. C’est que la pêche que je pratique la plupart du temps s’apparente plutôt à une randonnée en forêt, les deux pieds dans l’eau, où la truite est certes la motivation première pour sortir, mais où l’aventure prend presque autant de place. Des chutes à escalader, des champignons à cueillir, des plantes et des oiseaux à identifier, la liste des distractions est longue et elles font en sorte que ces sorties de pêches sont bien remplies, mais pas uniquement dédiées à la pêche proprement dite justement (il m’arrive même de m’arrêter pour m’asseoir sur une souche et méditer, mais ne le dites à personne). La rivière ou le ruisseau en tant que tel est complètement naturel, en ce sens que c’est la force de l’eau uniquement qui a forgé, creusé et déplacé la roche qui forme son lit. Bien que parsemés ici et là de vestiges de barrage de moulin détruits ou de fondations de pont remontant aux premiers colons de la région, les cours d’eau que je pêche normalement sont plutôt sauvages, comme les truites qui les habitent.

Or, la rivière Nicolet est une rivière de pêche à la truite connue, et reconnue, qui a été aménagée par l’homme pour offrir des fosses aux truites et (surtout) aux pêcheurs et qui est ensemencée chaque semaine en mouchetée, arc-en-ciel et brune. Il existe un site web, une carte des fosses, les guides de pêche vont y offrir des cours et certaines équipes de télévision sont allées y tremper leurs caméras. Vous allez à un des six points de vente officiels, vous payez votre 30$ pour la journée et vous garez votre voiture au stationnement qui donne sur la rivière. C’est simple, rodé, et ça donne un peu l’illusion de faire partie d’un club. ‘’J’ai l’impression d’être sur un terrain de golf ’’, me souffla Maxime, impression que je partageais. Le chemin balisé où chaque fosse numérotée possède son panneau d’indication ne faisait rien pour amoindrir cette impression. J’étais dépaysé, comme un adepte de l’escalade en plein air qui grimpe une paroi intérieure pour la première fois. Le lien unissant l’escalade et pêche à la mouche étant évidemment le nombre de prises.

Bref, je vivais un sentiment partagé entre l’excitation qui me gagne toujours en allant moucher et un petit fond de dédain quant à cette rivière ‘’artificielle’’, du moins, comparée à celles de mes sorties habituelles. Maxime et moi avons décidé de faire comme nous faisons habituellement les choses, c’est-à-dire, de prendre vers l’amont pour commencer, même s’il y avait aussi des fosses au bas du courant. C’est que le stationnement et l’entrée à l’eau sont pile au milieu du parcours dédié à la mouche et dans le doute, l’habitude prit le pas. Quelques gobages nous attendaient, question de bien nous émoustiller. Après vingt minutes à essayer de prendre une première truite sous le pont, nous avons décidé de voir de quoi avait l’air la rivière de plus haut. Cette première truite, qui pourtant gobait, m’intriguait pas mal, mais pas encore assez pour que je m’alarme. Pas plus que l’absence de prise dans tous les bassins qui suivirent durant l’avant-midi. Après tout, le soleil tapait fort et les truites ne devait pas être très activent. Rien à voir avec le fait qu’on n’avait aucune idée de la mouche à nouer ou qu’on ignorait totalement où regarder, où lancer. Rien à voir.

C’est en revenant vers l’aval et la voiture pour manger un morceau que nous avons décidé de nous arrêter et de monter sur le pont afin d’avoir une vue d’ensemble de la fosse qui se trouve en dessous et que nous avions pêché environs une heure avant. Deux moucheurs s’affairaient à pêcher ce qui semblait être une nymphe, à grand renfort de lancers roulés, dus à l’espace restreint derrière. L’avantage avec des verres fumés polarisés, c’est que vous voyez très bien dans l’eau, vous évitez les reflets lumineux sur la surface et des choses se matérialisent soudainement sous les flots. Combinez cette bénédiction technologique au fait que nous étions en hauteur et vous comprendrez que nous avions une vue presque parfaite sur l’action qui se déroulait sous nos yeux. Les choses qui se matérialisèrent sous les flots me firent pousser quelques jurons, je l’avoue, mais c’est parce que ces choses étaient des truites, plus grosses que n’importe quelle que je n’avais jamais ferrée. J’avais pourtant attrapé plusieurs belles mouchetées avec Maxime sur la Rivière-Ouelle la veille, mais celles de la Nicolet semblaient énormes en comparaison. Des arcs-en-ciel qui ne manquèrent pas de faire damner le moucheur à la nymphe qui rata quelques touches, littéralement sous nos yeux.

Inutile de vous dire que le casse-dalle allait être repoussé à plus tard. Nous sommes donc redescendus prendre notre place à la file pour pêcher la fosse, attendant poliment, faisant semblant de vérifier nos bas de ligne ou de remettre de l’ordre dans nos boîtes à mouches, faisant mine d’être absorbés par le vol d’une paire d’hirondelles. Toute sorte de choses qui font partie d’une journée de pêche, mais pas quand la truite mord devant vous. Dire que nous étions impatients est un euphémisme. La fosse, que nous avions eu le temps d’étudier d’en haut, était alimentée par un petit rapide ralentissant sa course proportionnellement à l’accroissement de la profondeur de la fosse. La ligne de mousse allait frapper une structure de béton formant un angle, sous une canopée d’arbres penchés, repaire parfait. Max réussit à sortir un magnifique poisson de la fosse en guise d’entrée, juste avant le lunch. Je n’étais pas jaloux. Je n’en voulais pas à Maxime. Je voulais simplement ferrer une grosse truite moi aussi. Je le voulais vraiment et c’était la première fois que je savais que c’était possible et probable, si je ne faisais pas trop l’idiot avec ma canne.

Ma salade de thon en boîte me faisait l’effet d’une mauvaise blague, comme si je mangeais un steak bon marché dans un pâturage, juste devant un bœuf highland. Je devrais arrêter de prendre le repas le moins cher au supermarché pour la pêche, surtout si c’est pour prendre une salade de thon, mais que voulez-vous, à côté des pickups de l’année et de leur propriétaire qui se trimballe des bouteilles d’eau de source française et qui sortent le pâté et la baguette, j’aime bien paraître comme celui qui s’en fout, qui est là pour la truite uniquement, ce qui n’est, tout compte fait, pas si loin de la vérité. Essayer d’être le dernier arrivé au lunch et le premier reparti à la rivière, augmente aussi votre cote à ce niveau. Mais, prenez quelques barres tendres pour l’après-midi quand même. L’inanition, ça fait vulgaire.

La suite de la sortie était déjà planifiée avec Boisvert ; nous descendrions pour partir de la dernière fosse en aval et ensuite remonter la rivière, pêcher fosses et entre-fosses jusqu’à la toute première en amont du parcours, mais finalement, après un coude de la rivière, nous avons décidé d’attaquer l’avant-dernière fosse et de remonter. Maxime eut une première touche, la tension remonta d’un cran ; le poisson semblait vouloir se montrer plus actif sous le soleil oblique de l’après-midi. Puis, Maxime remontât plus haut, à l’autre fosse, et je fis le constat que, dans cette zone de plat juste en haut de la fosse, il y avait du relief au fond, pas du tout de soleil et un tas de nourriture qui venait du coude formé par la rivière. Puis, en scrutant le fond, j’ai vu une grosse arc-en-ciel qui valsait de gauche à droite, chopant des nymphes à la dérive, juste au fond d’une dépression sur le tapis de roches de la rivière. Je ne la voyais seulement que quand elle se déplaçait pour se nourrir. La tension monta d’un autre cran. J’avais l’avantage de savoir où était à peu près le poisson et je tentai presque toutes les nymphes que j’avais dans ma boite. Un lancer après l’autre, l’arc venait voir de quoi il s’agissait et refusait ma mouche, avec un dédain rappelant celui des pêcheurs au gros pickup devant ma salade de thon. J’étais à la fois au bord du désespoir, mais la truite était encore là. Je refis mon bas de ligne, avec un fluorocarbone plus fin encore et nouai une nymphe en plume de queue de faisan. Cette fameuse plume de queue de faisan, parfait outil pour bien châtier ceux qu’on aime et chatouiller la truite, ce serait-ce que sa mâchoire.

Donc, après une demi-heure à changer de mouche et travailler à enfin produire une dérive correcte, le poisson trouvât ma mouche de son goût et la goba. Je ne suis pas très bon pour évaluer la longueur d’un poisson, n’en ayant pas encore pris beaucoup de plus de 8-10 pouces, mais c’était tout de même ma plus grosse truite à ce jour. C’est le lot d’un jeune moucheur, constamment dire ‘’ que c’était ma plus grosse truite à ce jour ’’, bien que j’aimerais le dire plus souvent. Surtout, ce poisson fut celui pour lequel j’ai dû le plus travailler et m’appliquer, et je crois avoir appris à vitesse ''grand V'' avec cette seule prise. J’étais dans une sorte d’état de grâce, je sentais que j’avais compris quelque chose d’important à propos de la pêche à la mouche, que j’avais franchi un palier.

Puis, une chose arriva qui vint jeter une douche froide sur l’ardent parfum de romantisme dans lequel je flottais. Sur le coup, j’étais sous le choc, mais je suis tout de même heureux d’avoir vu de quoi avait l’air l’ensemencement d’une cinquantaine de truites légèrement plus petites que celle que je venais de prendre. En effet, un homme en VTT vint vider deux bacs remplis de truite juste devant moi. Disons que mon récent ‘’exploit ’’ subit soudainement une remise en question. Ils mettent des truites grosses comme ça là-dedans! J’étais aussi perdu que semblait l’être le troupeau de mouchetées qui restaient groupées, fraîchement transplantées dans un milieu inconnu, un peu sonnées, gobant tout de qui tombait sur l'eau et compris les samares d’érables et les boules de pollen.

Pour le reste de l’après-midi, la pêche devint rapidement beaucoup plus facile. Pour respecter le principe qui dit de nouer une mouche correspondante à ce que ces truites voulait manger, il m’aurait fallu une imitation de grain de moulée à truite, un genre de boule de dubbing brun lesté probablement (match the hatch comme on dit), mais en fait, je n’en avais même pas besoin. Ces pauvres truites sans défense gobaient tout et n’importe quoi. Oui, j’étais heureux d’avoir vu l’ensemencement, car mon orgueil aurait été quitte pour grandir exponentiellement et ma grosse tête aurait fait de l’ombre à la vérité que cette pêche n’en était pas une; c’était devenu une session de remorquage. On aurait dit que chaque fosse avait été ensemencée, ou presque. Là où, le matin même, les flots semblaient vides et sans vie, des truites venaient maintenant prendre votre mouche avec l’avidité d’un achigan. Maxime et moi mîmes peu de temps à comprendre que ce n’était pas une coïncidence. En tout et pour tout, nous avons dû attraper et relâcher une quinzaine de truites à nous deux, mais nous avons décidé de n’en compter qu’une seule chaque, celle que nous avions prise avant le débarquement en masse.

Nous vîmes la différence limpide entre une truite fraichement ensemencée et un individu qui est encore là après avoir été pris au moins une fois, donc un peu plus habitué à se méfier de l’ombre qui vient par derrière et qui coïncide toujours avec un truc qui tombe sur ou dans l’eau juste devant lui, ou ces autres truites qui ont fait de cette rivière leur maison et qui n’ont pas encore été prise. Ces deux dernières catégories de truite, je l’ai vécu personnellement, sont beaucoup plus difficiles à prendre et sont la raison pour laquelle je vais probablement retourner à cette rivière. Aussi, bien qu’on nous ait confirmé qu’il y avait bel et bien de la truite brune dans ces eaux, Maxime et moi n’en avons pas vu la trace. Autre raison d'y retourner.

N’empêche, nous avons pêché jusqu’au coucher du soleil, remontant jusqu’à la deuxième fosse, selon le sens du courant (ce qui nous laisse deux fosses non visitées, la première et la dernière, encore une raison d'y retourner). En fait, j’ai pêché jusqu’au coucher du soleil, devant Max qui subissait les affres d’un moulinet défectueux, qui éjectait sa bobine au moment le plus inopportun, soit en plein milieu d’un combat. Je faillis rester jusqu’à la noirceur, pour tenter de prendre une grosse brune, mais nous venions de pêcher 20 heures sur les dernières 36 et il faut savoir s’arrêter.

Dire que j’ai vécu un moment où j’avais un fort préjugé négatif envers cette rivière (juste après l’ensemencement) n’est pas loin de la vérité. Pendant quelques minutes, voire peut-être une heure ou deux, le fait de devoir payer 30$, qu’on pouvait garder 5 truites, que les fosses aménagées à la pelle mécanique étaient numérotées, que des poissons élevés en masse étaient balancés hebdomadairement dans l’eau, tout ça mis ensemble, donnait une ambiance de mercantilisme, une espèce d’allégorie de la rivière qu’un promoteur immobilier aurait imaginée; toutes choses que j’aime à croire que je tiens en horreur. Puis, au crépuscule, lorsque je lançais sous le regard de Maxime (qui avait mis sa canne hors d’usage de côté), des truites gobaient devant moi et je n’arrivais pas à les faire monter sur ma mouche. En prenant la route du retour, sous la noirceur enveloppante de la première nuit de juin, la poussière est retombée et j’ai pu commencer à faire la part des choses. Merde, ces truites ne sont pas des poissons bâtards. Elles n’ont rien à foutre que la rivière soit aménagée par l’homme ou non, et même si elles sont un peu plus blêmes que leurs consœurs sauvages, elles sont difficiles à prendre (passé quelque temps après leur ensemencement) et représentent le défi que je recherche. Enfin une rivière où je sais qu’il y a de la truite et où le fait de prendre ou non du poisson dépend de ma qualité en tant que moucheur.

En fin de compte, je vais bel et bien y retourner. Parfois, la chose que l’on veut se trouve juste au bout de notre nez et parfois même, on a les deux pieds dedans jusqu’aux hanches et on y lance sa soie, sans s’en rendre compte. Toute cette journée m’a parue totalement surréaliste, balançant des idées et des préjugés d’un hémisphère à l’autre de mon cerveau, refusant de voir plus loin que la mainmise de l’homme sur la nature. Mais, après tout, cette rivière est pleine de truite et je veux apprendre à les attraper, cela tombe sous le sens. À truite donnée, on ne regarde pas la rivière.


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