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Fine petite bouche

J’étais sur la rivière Yamaska, au milieu d’une section d’environs 3 ou 4 kilomètres, un de ces soirs de semaine, en plein mois de juillet l’année dernière. Je vais dans ce coin parce que je le sais contenir une quantité impressionnante d’achigan à petite bouche de bonne taille, avec quelques spécimens franchement énormes. J’adore pêcher l’achigan, l’attaque est brutale, le combat est acrobatique (de la part du poisson du moins), ponctué de plusieurs sauts et départs à fond de train qui fond crier votre moulinet et vous brûle le bout des doigts qui touchent à la soie. Aussi, on ne se le cachera pas, c’est une pêche assez facile. Grosse mouche, gros bas de ligne. Vous pouvez aussi pêcher à vue, ce qui est une de ces choses qui rendent l’expérience encore plus spéciale ; vous leurrer le poisson dans son salon et vous le voyez s’approcher, ouvrir sa gueule et vous le ferrez juste au bon moment avant sa réaction et tout le chaos du combat, tout ça en haute définition.

Habituellement, je sais à peu près où se cachent les poissons, qui restent dans le même coin de rivière de la fin mai au début de septembre. En fait, je dis qu’ils n’y sont que durant cette période, mais ce serait plus exact de dire que je ne les aperçois que durant cette période. Quand les flots de la rivière, qui collecte deux tributaires principaux et qui reçoit nombre de plus petits ruisseaux et fossés, se stabilisent autour de 3 m3/s , les achigans font leur nid et deviennent alors de véritables machines à gober, à la manière de cerbères paranoïaques qui défendent leur territoire et leurs petits contre tout intrus. Agressifs, puissants, violents. En septembre viennent les premières pluies froides et elles semblent dissoudre ces mêmes achigans qui n’avaient pas peur de se montrer en plein soleil d’après-midi quelques semaines avant. Je ne sais s’ils vont se réfugier dans le lac ou dans des fosses creuses de la rivière pour passer les mois d’hiver, c’est la première question sur ma liste lorsque j’aurai un biologiste à porter de voix. Tout ce que je sais par contre, c’est qu’ils disparaissent totalement et la rigolade est terminée en rivière pour la saison.

J’étais donc dans la rivière, péchant à gué sans waders pour me rafraichir (il faisait plus de 30 degrés Celsius) et je traquais le moindre achigan que mes yeux me permettaient de voir, ou bien je lançais ma mouche près d’une zone intéressante. Pour un achigan, une zone intéressante ressemble à une roche submergée qui offre un surplomb, un arbre mort couché dans la rivière, ou tout autre structure qui lui permet d’attendre une proie, à l’affût. J’utilise habituellement un wooly bugger de 6, noir ou olive, avec un bas de ligne de 8 livres. Le lancer est souvent suivi d’une attaque presque immédiate. Si ce n’est pas le cas, après 3 lancers autour de la même zone, je pars vers la prochaine. Or, j’avais attrapé et relâché une quantité industrielle de ces vigoureux poissons verts pesants autour des 2 livres, mais pas encore de bétail qui fait crier de joie le frein de votre moulinet et qui vous érafle le pouce quand vous le prenez par la gueule. J’arrivais à une section de la rivière que je traverse avec célérité et résignation, puisque je la sais ne pas abriter âme qui vive. Vous savez comme moi que lorsqu’on tient pour acquis qu’une chose est impossible, le préjugé qui nous empêche de comprendre qu’une telle chose existe (même si elle se produit devant nos yeux) est parfois aussi difficile à délier qu’un nœud dans un bas de ligne.

Ce que j’avais devant les yeux, c’était l’onde concentrique caractéristique d’un gobage. En pleine soirée, avec un soleil couchant, les éclats des vaguelettes de l’onde venaient faire se réverbérer le soleil en plein milieu de mes iris. J’ai tout de suite cru à une truite. Une brune. Une grosse. Une grosse truite brune, capable de faire sa loi dans une eau infestée de Black Bass gourmand comme des ogres. C’est drôle comme l’idée d’un gobage est irrémédiablement liée à la truite, comme si seulement la reine des rivières en était capable. Je mis tant bien que mal une imitation de sauterelle au bout de la ligne, à la hâte, comme un puceau devant sa première femme, et je l’envoyai directement au centre du cercle. Je vis une ombre prendre peur et aller se terrer derrière un gros rocher au milieu de la rivière. J’avais effectivement agi trop vite et me retrouvais désormais devant ce qu’on pourrait qualifier comme étant un coït interrompu (suivez l’analogie ici). Une truite qui colle au fond peut prendre dix, vingt, trente minutes avant de recommencer à se nourrir, mais j’étais prêt à les attendre, peste! j’étais prêt à y passer la nuit s’il le fallait!

J’allai me poster derrière un rocher, un peu en surplomb pour bien voir la scène et être à l’affût des agissements alimentaires de ma maitresse du soir, et changeai mon bas de ligne pour un beaucoup plus petit. Je vis aussi voleter des éphémères de 14 autour de moi, de jolis éphémères couleur rouille qui devaient être le repas de ma douce truite. Je nouai donc une Adams de 12. J’étais sûr de moi. Puis, je vis la bête se dégêner. Elle se tenait à deux pieds de la surface environs et venait de se poster au milieu d’un triangle de roche qui lui assuraient un apport en nourriture dérivante venant de l’amont, et un coussin d’eau stabilisateur par l’aval. Endroit parfait pour attendre et choisir ses proies. Puis, je la vis recommencer à gober. Des nymphes par-ci par-là, des éphémères et des fourmis, des papillons et d’autres mouches que je n’arrivais pas à identifier. Le poisson venait les gober, doucement, comme un Lord anglais sirote son thé de 3 heures. Aussitôt que l’ombre d’un oiseau passait sur la rivière ou qu’une grenouille sautait de la berge, le poisson disparaissait au fond, se faisant oublier pour quelques minutes, puis, timidement, revenait avaler sa pitance, effectuant sa besogne vite et bien, comme un prisonnier qui creuse un trou dans sa cellule, à l’affût du moindre bruit venant de l’extérieur.

Méticuleuse, elle venait prendre des insectes en surface, mais en délaissait certains, les snobant à la dernière fraction de seconde, laissant un remous dans le courant en leur tournant le dos. J’attendais, j’attendais, j’attendais le bon moment, visionnant mon lancer dans ma tête, l’effectuant virtuellement encore et encore pour l’imprégner dans les muscles de mon bras, sachant qu’il se devait d’être doux, furtif et précis, sinon carrément parfait. La mouche tomba avec la douceur d’une plume, je vis que le poisson l’aperçut. Il la goba prestement, sans se poser de question, c’était à vous fendre le cœur. Puis, au moment de ferrer, je compris que j’avais été berné. Mais alors là, dupé comme un bleu. Cet habitant aquatique de ma rivière préférée, que j’avais idéalisé en truite brune de 3 livres s’avéra être le grand méchant loup du coin, sous les atours de mère-grand. C’était un achigan à petite bouche qui se battit avec la force du désespoir, gigotant, sautillant, frétillant, encore en plein numéro de comédien, allant à imiter la truite jusqu’à la fin du spectacle, sans sortir de son rôle. Un peu comme John Malkovich dans Appelez-mois Kubrick, où son personnage dédit sa vie à se faire passer pour le réalisateur d’Orange Mécanique. C’était un sublime achigan, plus pâle que les autres que j’ai pris cette journée-là, élancé et musclé, arborant les lignes foncées diagonales sur les mâchoires, typique des petites bouches.

Je ne saurais mettre de mots sur mon sentiment à ce moment précis, mais en le relâchant, je me mis à penser que j’avais été totalement berné, déjoué par ce poisson, il m’avait dépucelé cet achigan qui se prenait pour une truite…


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