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Prédilection

La grande majorité des pêcheurs se feront un honneur de défendre le secret de leur meilleur coin de pêche. J'ai toujours aimé, cependant, la fierté qu’ont certains d’entre eux d'affirmer, à qui veut bien l'entendre, avec quelle mouche ils ont réussi à berner leurs meilleures prises. Pourquoi, en racontant une histoire de pêche, sommes-nous enclins à ne divulguer qu’une part des éléments clés de notre réussite ? Peut-être est-ce parce que l'on croit que le choix d'un leurre constitue l'élément technique qui nous vaut à chacun une part de mérite, tandis qu’un lieu riche en poisson nous est souvent donné par hasard et que de le sortir de son anonymat pourrait bel et bien mettre en péril la qualité d’une pêche ultérieure. Parfois, un pêcheur débutant demande à des confrères plus expérimentés : « Dites, quelle est la meilleure mouche pour pêcher la mouchetée en rivière ? » Et même si tout le monde sait qu'il est impossible de répondre à cette question sans en connaître davantage sur le temps de la saison, le type de cours d'eau, la pluviométrie ou je ne sais quel autre facteur crucial, chacun se permettra de nommer une mouche.

Cette mouche que l’on nomme, c’est la même que nous nouons à nos bas de ligne après avoir tout essayé, lors des journées trop calmes. C’est la mouche qui était, sans forcément être la meilleure, au bout du fil lorsque nous avons connu nos premiers vrais succès de pêche. C’est elle, la mouche qui fonctionne. Chacun possède la sienne.

Alors que je pêchais la fosse Sinclair de la Rivière Bonaventure, j’ai rencontré André, un prof de cégep à la retraite qui passe maintenant le plus clair de ses étés à traquer Salmo salar. André m’avait confié ce jour-là qu’il avait pris son premier saumon, à la grande surprise des autres pêcheurs présents, grâce à une toute petite mouche à truite : un muddler minnow d’un blanc immaculé. C’était arrivé deux ou trois ans plus tôt et il n’avait pas repris de saumon depuis. En me pointant une masse rocheuse partiellement émergée, il m’avait dit : « Je l’ai pris drette dans le rapide, j’étais debout sur ce gros rocher… »

Martin pêchait une fosse en aval. André et moi échangions notre tour de lancer, en silence. Nous alternions des sèches d’un peu toutes les teintes. Je suis allé rejoindre Martin à un moment de la soirée. Pas vraiment d’action. Des saumons tapis au fond des fosses qui ne daignaient même pas regarder nos offrandes. La sécheresse ralentissait la migration des bêtes, allongeait la durée d’écart entre chaque prise enregistrée à la ZEC. Une de ces soirées ou les cent fosses ne donnent rien et ou tout le monde se dit que c’est normal. Vu la température. Vu le tempérament des maitres, les saumons. J’ai pêché jusqu’au coucher du soleil avec Martin. Juste avant qu’il fasse trop noir pour retrouver notre chemin vers la tente, nous avons remonté le courant, de l’eau jusqu’au nombril, dans la rivière encore claire. Dans un dernier éclat de lumière, je voyais André qui s’affairait encore à la même fosse. Il était, à ce moment, debout sur le gros rocher. Il envoyait machinalement dans le rapide ce que je devinais être un tout petit muddler blanc. Les derniers rayons du jour, mêlés aux gestes du pêcheur infatigable, donnaient à la scène une aura de tableau romantique. Un tableau que l’on aurait pu nommer L’espoir ou encore Le Souvenir. À chaque fois qu’André ira pêcher le saumon, à chaque fois que la rivière sera chiche, à chaque fois qu’il fera clair ou sombre ou qu’il pleuvra ou qu’il ne pleuvra pas, André tiendra dans son coffre trois ou quatre muddlers blancs. Demandez-lui quelle est la meilleure mouche pour prendre du saumon et il vous pointera le rocher. Il racontera son histoire.

Cet été, en pêchant la Kamouraska, j’ai omis de refermer la poche dans laquelle j’avais fourré ma boîte à mouches. Cette boîte qui contenait la première vingtaine de mouches que j’avais moi-même fabriquées. Celle-là même qui tomba à l’eau et qui se laissa dériver en silence jusqu’à disparaître à quelque part dans les hautes herbes d’un méandre. Je me suis retrouvé, au beau milieu de l’été, sans leurre. En plein saison de pêche, on ne monte pas de mouches comme on pourrait en monter l’hiver. C’est-à-dire que l’on ne peut se permettre de prendre tout son temps, en attendant que les glaces fondent, pour peaufiner un détail sur une douzième Coachman. Non. C’est l’été et les poissons mordent. Le matin, le soir, tout le temps. En vitesse, j’ai choisi de fabriquer une Caddis de 12. Abdomen foncé et ailes pâles, en me disant que je couvrirais ainsi les pôles du spectre des teintes. J’ai pêché des journées entières avec cette unique mouche. J’ai pris plaisir à la restriction. J’ai forcé cette Caddis à devenir ma mouche de prédilection. La soie au dessus de la tête plus longtemps entre les lancers pour emplir d’air la mouche que je voulais sèche ou un bon coup de strip sur la laisse de la mouche que je voulais noyée. Je l’utilisais partout et je prenais de la truite.

Avoir une mouche de prédilection fait partie des choses qui constituent le non-négligeable pan occulte de la pêche. Le pragmatique pêcheur sera ici déçu de se faire rappeler que, pour autant que je puisse comprendre, la pêche à la mouche relève autant du mythe que de la science et c’est, entre autres choses, cela qui la rend si excitante. Il n’est certes pas très judicieux de ne se trimbaler qu’une seule Caddis lors d’une journée de pêche mais (et je vous conseille de l’essayer) l’expérience peut s’avérer plutôt constructive. Voyager léger. Très léger. Perdre la mouche signifie terminer sa journée de pêche. Donc, il faut soigner le lancer pour éviter les branches d’aulnes. Il faut déposer juste au bon endroit, pour ne pas se prendre dans les roches. Il faut choir son courant, pour que le leurre bouge adéquatement dans l’eau.

J’adore voir un vieux pêcheur, un peu aigri par la trop longue attente d’une prise, se faire prendre un poisson dans les bottes par un néophyte un peu maladroit qui peine à contenir une joie nouvelle. Ce nouveau pêcheur, d’ailleurs, vient du même coup de développer pour la mouche gobée, qu’il avait choisi plus ou moins au hasard parmi la douzaine que lui avait conseillée le vendeur de la boutique, une relation qui restera forte. Un genre de meilleure mouche personnelle. J’aime la pêche quand elle nous prouve qu’elle n’a rien à voir avec la logique. Le pêcheur doit parfois retomber dans cet état d’impuissance. Revivre ce moment où malgré tout, rien ne se passe. Ce moment où, devant un poisson roulant qui gobe dans une fosse à vingt pieds de lui et après avoir utilisé en alternance toutes les mouches possibles et essayé tous les lancers qu’il connait, il n’a d’autre choix que celui de s’avouer vaincu. Passer une soirée à maugréer face à ce poisson que se fout de notre gueule. Passer la journée du lendemain à remettre en question nos techniques, notre présentation, notre façon d’approcher le poisson. Puis retourner à la rivière. Renouer avec la patience. Se souvenir pourquoi la meilleure façon de gouter à la vie est de prendre le temps de pêcher. Observer. Ouvrir sa boite à mouche et choisir le meilleur leurre : une Caddis ou un Muddler blanc ?


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