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Walhalla, Là où les pêcheurs retournent en rêvant

Du ruisseau de montagne escarpé entremêlé d’arbres tombés et aux eaux couleur de thé, à la longue rivière limpide et calme où les truites montent gober dans des éclosions aux allures de tempête de neige, il est de ces endroits qui nous ont fait vivre des moments si intenses, si parfaits et qui nous semblaient tellement aller de soi sur le coup, que nous, pauvres pêcheurs, ne pouvons faire autrement que les revisiter, ne serait-ce qu’en rêve, endormi ou éveillé. Peut-être était-ce le cerf qui buvait tranquillement près de la chute, au détour d’un coude de la rivière, le fait de prendre une nouvelle espèce de truite pour la première fois ou bien simplement l’odeur et la luminosité dans lesquelles baignait le ruisseau qui ont rendu cet endroit si spécial, inoubliable.

Chaque pêcheur possède ce type d’endroit dans un recoin de sa mémoire. J’ai remarqué que ma propre mémoire de pêcheur était compartimentée, comme une étagère à tiroir. L’été, un a un, j’ouvre les tiroirs des spots à aller tenter, des mouches à essayer. Je les referme un à un aussi, mais vient un moment (au mois de juillet habituellement) où les tiroirs restent ouverts et les souvenirs s’accumulent. C’est un bordel total, un capharnaüm d’hameçons, d’écailles et de panneaux d’indications incontrôlable. Puis, vient l’automne, la poussière ne monte plus, mais ne retombe pas encore, suspendue. C’est le moment d’inertie, le point de pivot. Comme les feuilles, une à une, les opportunités tombent, l’ordre se refait dans les tiroirs de l’étagère. Je reprends le contrôle.

Puis, refermant les tiroirs du haut, je constate une rangée plus basse de laquelle émanent des lueurs attirantes, des couleurs et des sons, des odeurs et ses sensations, cachés sous le tumulte qui s’apaise en fin de saison. C’est maintenant l’hiver et j’ai le temps. Ce sont les tiroirs où s’accumulent, ruissellements de la mémoire des actions, toutes ces choses volatiles et impossibles à saisir durant la saison de pêche.

J’ouvre ces compartiments et me remémore ces images en quatre dimensions, ces images à moitié vécues, à moitiés inventées, ces songes d’une journée pêchée. C’est lumineux et c’est doux. Loin des cailloux coincés dans les bottes et des moustiques qui tournoient. Exit la chaleur, la soif, la fatigue et le coude endolori. Tout ce qui subsiste dans ce compartiment-là de la mémoire a été filtré, rincé, lavé et il n’en reste que le miel, que la rose sans les aiguillons.

Il n’y a que quelques poissons qui vous reviennent à l’esprit. Ce qui reste surtout, c’est le plaisir qui résonne encore du moment où, par chance, par prouesse ou bien les deux, vous les avez ferrés, combattus, appréciés et relâchés. Une nouvelle rivière ou deux vous ont aussi marquées, certainement vous y retournerez l’an prochain et vous avez déjà une idée des spots à y essayer, des mouches à y lancer. Vous revient aussi le visage des pêcheurs marquants que vous avez côtoyés et celui, souriant et bienveillant de votre acolyte. Ce visage de bonheur repu, vous l’arboriez-vous aussi et il s’esquisse encore au moment d’y repenser. Le ressac du lancer que vous avez perfectionné, volontairement ou à force de le faire, durant toute la saison, vous pouvez le sentir dans votre bras. La tension de la soie pleinement horizontale dernière et la détente, le léger à-coup du relâchement de la force que vous lui avez imprégnée sur le lancer avant.

Voilà ce qu’il reste. Comme un acier fondu, délesté de ses impuretés et forgé en de petites bribes de souvenirs denses et luisants. C’est là, c’est à vous et en attendant de récolter des matériaux neufs de souvenances, profitez du labeur accompli, retournez au Walhalla de la mémoire lumineuse du moucheur passionné.


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