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Cinq mois et demi

L’arrivée de la première bordée de neige de l’hiver coïncide bien sûr avec l’installation de l’étau de montage. N’ayant pas pu aller à la rencontre des truites dans mon coin de province depuis la mi-juillet, période durant laquelle s’annonçait la mort prématurée de la saison de pêche des suites d’une courte mais fulgurante agonie dans la sécheresse la plus nauséabonde, je considère la mise à jour de mon inventaire de matériel de montage comme étant l’élan d’action que la trop chaude saison m’aura rapidement empêché de vivre auprès des mouchetées. La chute des flocons ne fut cependant pas l’unique feu vert à la course au montage.

Le vieux camarade Gendron est venu nous rendre visite il y a une semaine, à ma blonde et à moi, dans notre nouvelle demeure; une école de rang centenaire, de trente pieds par trente autres, que nous travaillons tant bien que mal à faire passer de l’état de charpente semi-compostée à celui de coquette maisonnette campagnarde. La neige et la visite de l’ami pêcheur, choses bien suffisantes pour faire grimper en soi l’influx qui saura secouer le nerf du monteur de mouche. Ajoutez à cela les bouquins de John D. Voelker et la bouteille flambant neuve de Talisker, sans lesquels Martin ne se déplace qu’en de très rares occasions, et vous venez de tout mettre les éléments en place pour que la table de la cuisine se retrouve ensevelie sous les plumes de canard branchu et les touffes de poils de lièvres en l’espace d’un quart d’heure. Si le séjour de Martin dans mes hauts pays bas laurentiens n’aura duré que deux jours, j’ai évalué que près de la moitié des heures que nous avons passé éveillés auront servie à monter des nymphes, des sèches et quelques Woolies. Échangeant des trucs de montage, des anecdotes traitant du cours des jours, des souvenirs communs ou même, dans un amical soucis de bien-être, la bouteille de scotch, et tandis que dehors la pelouse changeait doucement de teinte en passant du brun sec au blanc doux, nous ouvrions la nouvelle saison. Celle de la préparation à l’ouverture de la pêche qui, déjà, n’aura lieu que dans cinq mois et demi.

Dans l’année d’un pêcheur, cette période (que plusieurs qualifient de morte) est en grande partie responsable du plaisir estival qu’est celui de la pêche proprement dite. Les contrastes. On retournera bien à la rivière, au printemps, avec l’énergie du bucheron qui retrouvait son amante après les longs mois de chantier. Nous aurons pensé à elle, nous l’aurons revisité dans nos rêves, nous aurons tout préparé. Et nous marcherons vers elle, malgré tout, avec un peu de rouge aux joues. L’hiver nous fait grâce en nous offrant l’opportunité de redevenir puceau. Un peu. Et il nous offre le temps.

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Pour ceux et celles qui ne connaissent pas John D. Voelker, réchauffez vos moteurs et roulez le plus vite possible en direction de la librairie la plus proche pour y commander ses ouvrages. Pêcheur avant tout, de même que procureur et écrivain américain qui aura traversé le siècle dernier sur les rivières de la péninsule du Michigan, cet homme sera votre compagnon durant toute la saison de non-pêche. Il faut dire que si vous lisez ces lignes en ce moment, c’est en grande partie à cause de ces écrivains-pêcheurs qui nous aurons donné l’envie, à Martin et à moi-même, de faire déborder dans l’écrit certaines bribes de nos journées de pêche. En parler, en écrire, en réfléchir. Continuer de pouvoir se vautrer dans la pêche même après le coucher du soleil, devant nos claviers d’ordinateur. Voelker, Gierach et tous les autres depuis Izaak Walton. Mais surtout Voelker. La lecture des récits de pêche, ficelés autour de l’anecdote, de la philosophie, des trucs pratiques, des histoires de grosses mouchetées dodues comme des poches de lait et des expéditions longues durant lesquelles le pêcheur s’entête à chercher un barrage de castor perdu muni de sa canne en bambou, d’un panier d’osier et d’un flasque de whisky, voilà ce qui comble celui qui attends patiemment la fonte des glaces. Combinée au montage de mouches, qui lui m’occupe les mains et force à la concentration, la lecture fait rire, plonge dans les souvenirs et rassasie mon cœur de moucheur.

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Allez, pour l’exercice, je dresse tout de suite la liste des mots qui poussent, en ces débuts de temps froids, dans mon champ lexical hivernal:

Voelker, montage, mouches classiques, patron, caddis, feu de bois, atelier, écriture, scotch, correspondance, forêt, ruisseau, rivière, étang, cachés, découverte, piste, trappage, lièvre, cuisine, scotch, visite, ami, souvenir, histoire, poil, plumes, Art Flick, cidre, entomologie, buche, nature, vidéo, tutoriel, itinéraire, voyage, calepin, planification, scotch, écosse, saumon, truite, rêve…

Pendant que ces mots se tressent en guirlande pour aller se mêler avec celle du sapin de noël, je m’apprête à placer le point final au bout de ce texte, en regardant d’un œil l’étau, qui est érigé au beau milieu de mon bureau, et en pensant à la teinte que je donnerai à ma prochaine caddis de 14. De l'autre je convoite la bouteille de Talisker. Encore cinq mois et demi.


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