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Noël sur la Prestone River

Quand je suis arrivé chez les grands-parents de ma blonde, tout juste avant le souper du réveillon, j’avais environ deux heures de retard. La belle-mère avait contacté la Sureté du Québec à trois reprises car elle s’imaginait que mon vieux pick-up rouge avait probablement pris son tour dans la classique course aux sorties de routes du temps des fêtes. Sur le coup, camouflant un tout petit malaise, je mis le retard sur le dos des arrêts lunch, pipi et plein d’essence. La vérité était que je m’étais arrêté en route pour tenter ma chance de ferrer une truite brune sous les températures glaciales de cette fin de décembre. Tous comprendront que je ne pouvais tout simplement pas faire étalage de cette vérité en public. Je suis toujours, comme d’autres pêcheurs, conscient du moment où certaines personnes pourraient interpréter mon jugement, peut-être légèrement altéré par l’envie quasi incontrôlable de parcourir une rivière, canne en main, comme étant une parfaite démonstration de folie…

Deux jours plus tôt, moi et Martin s’étions donné rendez-vous à midi pile à la cantine Chez Ben, à Granby. Même si la spécialité locale, un genre de cheeseburger frôlant la livre en poids, justifie à elle-seule le détour, nos intérêts dans cette région se rangeaient plutôt du côté de la pêche que de celui de la friture.

La rivière Yamaska, si vous me permettez l'affectueuse comparaison, est un peu comme le bordel de la pêche à la mouche. Les odeurs de sucre et de viandes rôties qui émanent des cuisines de restaurants qui la bordent camouflent ses effluves d'huile et d'ouvrière fatiguée. Nous la fréquentons quand nous ressentons le manque, sans se laisser rebuter par son ostentatoire insalubrité. La rivière est ouverte quand presque toutes les autres sont fermées. On s'y permet plus de grossièretés qu’à l’habitude; on y pêche avec des Frenchies aux dubbings de barbe à papa. De toute façon, ces nymphes brillantes et les billes de tungstène qui leur servent de têtes sont à peu près les seules choses qui demeurent visibles dans ces eaux noircies. La rivière de Prestone, celle qui ne gèle jamais. Tout de même, nous nous surprenons à être saisis par la poésie du tableau qui est adouci par les flocons laineux et l'amerrissage d'un couple de colverts. Les fosses, quant à elles, sont bien pourvues en repères : grosses pierres, branches, pneus et détritus en tous genres. On y fouille pour trouver des truites brunes comme on chercherait des lingots dans une dompe. Sur les bords des rives, entres les doigts croches des vieilles branches, des bas de lignes entremêlés, pris à des cuillères de pêche pivotantes et rouillées. De loin, on dirait que des Mepps se sont tissé des toiles. Pendouillantes, elles attendent encore que des poissons s'y prennent...

À vrai dire, la rivière Yamaska est alimentée en partie par des sources souterraines et par le barrage qui se situe juste en aval du lac Boivin. La chute du barrage, combinée aux apports tièdes provenant du sous-sol, permet au courant de continuer de danser, en plein centre-ville, durant tout l’hiver. Cela ouvre aussi la voie à quelques indomptables désireux de reprendre contact, le temps d’un court moment, avec Salmo trutta.

Nous commençâmes donc notre aventure vers treize heure, le premier jour, biens repus que nous étions de notre trio dégoulinant de chez Ben. Waders croustillants, moulinet hésitant, doigts franchement gelés… Environ moins quinze au thermomètre. Juste avant de mettre les pieds à l’eau, Martin échappa un rictus qui traduisait autant de joie que de doute sur notre état psychologique.

- En tous cas, Boisvert, si t’avais pas été là, je serais jamais venu pêcher ici par un temps pareil!

Il y a de ces limites que l’on ne s’impose que lorsque nous n’avons pas encore trouvé d’acolyte. À deux, c’est pire. À partir du stationnement, nous prîmes donc le chemin d’eau vers l’amont. Nous avions entendu dire que les truites, l’hiver, ont un comportement diamétralement contraire à leurs habitudes estivales; on ne les prend pas au matin ou au soir mais plutôt aux heures de plein soleil, on ne les cherche pas dans les fosses mais bien dans les torrents peu profonds, on ne s’attend pas à des attaques puissantes mais on tente de faire glisser la nymphe le plus près de leurs bouches pour qu’elles s’en emparent lentement… En fait, certains disent qu’elles cherchent l’énergie du soleil pour réchauffer leurs métabolismes ralentis. De notre côté, nous envoyions nos mouches partout. Nous tâtions le terrain; les torrents, les remous, les faces de roches, les dos de pierres, les fosses, les rapides et les poches tranquilles. Nous nous penchions, tentions de ne pas faire de bruit et d’offrir aux poissons des nymphes en dérives douces et sans accrocs. Pourtant, même après trois heures de pêche, aucune touche, aucune secousse sur les lignes autre que celles qui furent induites par la rencontre fréquente de nos hameçons avec des branches coulées. Le pire est que nous savions très bien (à cause de tous ces foutus forums de pêcheurs à la mouche) que les truites étaient là puisqu’un pêcheur en avait pris la veille, lors de la journée d’ouverture.

La pêche tomba au soleil couchant et c’est ainsi que s’amorça une autre de ces soirées que je pourrais baptiser grandes veillées des moucheurs bredouilles. Ces soirées se gonflent habituellement de toute l’énergie qui n’a pas pu servir à ramener des truites. On se dirige à la brasserie pour descendre des bières et on installe au bar nos étaux de montage. On parle de la journée, de nos erreurs, de notre flagrant manque de rigueur (que l’on tente de palier en montant des nymphes à la lueur des chandelles, les yeux plissés au possible, comme des enfants punis) jusqu’à ce que nous ayons refait le plein de confiance et que nous nous soyons entendus sur le déroulement de la pêche du lendemain.

-Et si on se tapait la Châteauguay ?

Martin a fait de belles prises là-bas cet automne. La pêche y est aussi permise l’hiver. Des grosses brunes sont surement en train de chercher de quoi manger… Bonne idée. Mais une seule question subsiste; est-ce que la rivière est gelée ? Si nous prenons le risque d’aller voir par nous-mêmes, et que nous nous claquons les deux heures de route que dure le trajet, nous risquons de nous buter à une couche de glace qui rendrait toute pêche impossible et nous perdrions le temps de pêcher à nouveau sur la Yamaska. Autrement dit, on foutrait la journée en l’air. Deux ou trois pintes pour la cogitation, le temps d’échafauder une stratégie qui allait finalement se concrétiser par la mise en place d’un système révolutionnaire : le réseau provincial d’information halieutique en temps réel (RPIHTR). Le système est fort simple et permet d’avoir de l’information, renouvelée et instantanée, sur l’état des rivières que nous projetons de visiter. Il s’agit tout simplement d’entrer le nom de la rue la plus près du lieu de pêche envisagé sur le site web de Québec 411, tard en soirée et dans un état d’ébriété avancé, pour avoir accès à la liste des étrangers qui habitent sur ladite rue ainsi que tous les numéros de téléphone requis pour les rejoindre. Ensuite, on tire au hasard. Margaret Owens. Parfait. Je signale, une vieille femme répond (en anglais).

- Je suis, tout d’abord, désolé de vous déranger à une heure aussi tardive mais je vous appelle pour vous poser une question qui pourrait vous sembler, je le concède, un peu bizarre.

- Yes, it’s ok…

- Moi et mon ami sommes pêcheurs et nous aimerions pêcher sur votre rivière demain. C’est-à-dire la rivière qui passe derrière chez vous. Est-elle gelée ?

La dame Owens, pas du tout dérangée par mes propos, demande à son mari si la rivière est gelée. Ce dernier lui confirme que oui.

- Yes, répondit-elle, the river is almost completely frozen.

- Ok. Thank you. Merci Madame! Bonne nuit, good night!

- You’re Welcome.

Notre idée fut ainsi fixée. Nous prendrions notre revanche sur la Yamaska le lendemain.

Malgré une autre journée de pêche, par un froid humide et sous un ciel gris, aucune truite ne s’empara de nos offrandes. Martin et moi allions repartir, chacun dans nos familles pour nous préparer aux fêtes, déçus de ne pas avoir pu combattre une truite sous les flocons mais tout de même heureux d’avoir pu pêcher. Contents d’avoir pu passer deux jours les pieds dans l’eau. Le lendemain, je m’apprêtais à quitter pour Québec. Jour du réveillon. La chose est que, pour aller vers Québec, je dois toujours passer par Granby. C’est sur le chemin, vous comprenez… Cet avant-midi-là, le soleil plombait. C’était la journée la moins froide et la plus lumineuse depuis que la pêche était ouverte sur la Yamaska. Je n’allais peut-être pas pouvoir revenir de l’hiver. La tentation fût trop grande, il fallait que je tente d’attirer un poisson en faisant miroiter les puissants rayons du soleil sur une bille de tungstène. Seulement deux ou trois lancers, me dis-je. Et, comme à chaque fois, j’ai pêché jusqu’au coucher du soleil, ce qui retarda de façon significative mon départ vers la capitale. Le comble est que, une fois de plus, je me retrouvai bredouille. Plus tard, lorsque la soirée filait dans une ambiance de fête, je pris ma belle à l'écart et lui annonça la véritable raison de mon retard. Elle m'a fixé des ses grands yeux, d'un regard qui me criait deux choses en même temps. La première; que la prochaine fois que j'allais m'arrêter pendant des heures pour pêcher, au lieu d'aller la rejoindre pour un souper de famille, je devrais au moins penser à téléphoner. La seconde; comment avais-je pu repousser le moment où j'allais aller la retrouver, elle, la douce fleur, simplement pour pouvoir traquer une truite de dix pouces, les doigts rouges, un glaçon me pendant au bout du nez ? Ce que la pêche nous fait faire...

La prochaine année s’entame ainsi, dans l’amour, le calme et la patience. J’ai reçu un étau pour Noël. Je monte ici et là quelques mouches sur des hameçons de plus en plus petits. Je n’irai plus pêcher de l’hiver. En fait, je crois que je ne retournerai jamais pêcher l’hiver sur une rivière. Il fait moins vingt-cinq ce matin et, franchement, je profite du moment auprès de mon poêle à bois. Les truites attendront.


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