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Le pêcheur, meilleur ami du pêcheur

Il m'est arrivé une seule fois de manquer une journée de travail pour aller à la pêche. Il faut dire que je n'avais pas grand chose d'autre de prévu, ce jour là, qu'une réunion de routine qui pouvait sans problème être remise à plus tard. C'était un lundi, j'avais pêché toute la fin de semaine sur les rivières à mouchetées sauvages des hauts-pays kamouraskois, et le temps doux qu'offrait ce début d'été était plus que favorable à l'extension de mon excursion.

Au réveil, j'ai pris le soin de téléphoner à celui que je devais rejoindre dans l'après-midi pour lui proposer que l'on repousse la date de notre rencontre. Mon collaborateur semblait plutôt soulagé par mon offre. Début de semaine difficile pour lui, horaire chargé. Le connaissant, du moins par réputation, je savais que j'avais à faire à un professionnel sérieux, habitué de réorienter le canal de ses énergies en fonction de ses priorités. Reporter un rendez-vous banal était simplement une chance pour lui de prendre davantage de temps pour reviser certains dossiers auprès de ses clients chéris. Une fois la chose arrangée, je me suis dit qu'avec un peu de volonté et d'organisation, j'allais pouvoir, de mon côté, rattraper le travail au courant de la semaine et ma conscience, déjà toute consolée, commençait à dériver lentement sur le courant de ma rivière fétiche. Un ménage rapide dans la boîte à mouches, suivi d'un inventaire machinal de l'équipement, et me voilà sur la route.

S'il m'est arrivé déjà de purger mon réservoir à essence jusqu'à la panne sèche, j'étais plutôt d'humeur, ce matin-là, à voyager reposé et à faire le plein avant de partir même si je m'apprêtais à visiter une rivière bien connue et toute proche. En dégainant le pistolet à gaz, j'ai vu s'avancer, à la pompe d'à côté, un véhicule qui ne m'était pas étranger. Lorsqu'il est sorti de son Jeep, j'ai bel et bien reconnu le conducteur. Mon gars du rendez-vous. Celui qui était débordé. Ce qui m'a surpris, c'est surtout de le voir, à cet instant, vêtu d'une chemise de pêche couleur savane et de cuissardes. Il arborait pratiquement le même costume que moi et avait l'air passablement pressé. Au début, j'essayais de me cacher derrière la pompe pour ne pas me faire voir. Qu'aurait-il pensé d'un gars qui annule un rendez-vous de planification pour aller pêcher des truites? Mais quand j'ai compris que mon comparse avait tout simplement profité de l'occasion pour partir, lui aussi, taquiner les poissons, je me suis mis à éprouver pour lui une fraternelle reconaissance.

- Pis, Monsieur François ? que je lui demande. Vous avez finalement réussi à alléger votre horaire cet avant-midi ?

- Ah, et ben ! Salut Max ! qu'il a répondu, avec une espèce de babouin de honte aux fesses rouges qui lui grimpait aux joues. Ouais ! Avec un temps comme ça, j'ai pensé descendre en vitesse à Charlevoix pour tenter ma chance à la truite de mer ! Je monte aujourd'hui, je pêche jusqu'à la nuit, je dors au motel et je redescends demain matin aux petites heures... Tu sais, le travail m'attend !

- Oui, je comprends.

- Tu veux venir ? On sépare les frais en deux ?

L'offre était plus qu'alléchante. Je n'avais jamais pris de truite de mer. Puis, après tout, j'avais ma journée...

- Côté matériel, tu pêches avec une soie de huit ?

- Oui, répondit-il. Avec des truites qui pèsent parfois dans les dix livres, et la possibilité de prendre par erreur un bar rayé de trente, vaut mieux ne pas prendre de chance.

J'ai jeté un bref coup d'oeil par la vitre de mon camion pour constater que je ne trimballait qu'une fluette canne à soie de cinq de sept pieds de long.

- J'aurais vraiment adoré t'accompagner, l'ami, mais je ne suis pas équipé. Une autre fois, peut-être !

- Comme tu veux. Et toi, tu comptais aller pêcher à quel endroit ?

- Et bien, comme d'habitude, sur la rivière de la ZEC, dans le haut-pays.

- Si tu me permets un conseil, je te suggère d'aller tenter ta chance au croche, en bas de la grande chute. Tu dois te faire discret et passer à pied par un sentier privé mais je connais le propriétaire, c'est un client. Je sais qu'il est à l'extérieur de la région pour encore deux semaines !

- Ah, merci ! J'essaierai!

Et nous sommes partis comme ça, chacun de notre côté, sans qu'aucun d'entre nous ne fasse allusion au rendez-vous d'affaire que nous avions joliment esquivé. J'ai pris des truites magnifiques dans le croche, en bas de la grosse chute, cette journée-là. Des mouchetées de douze pouces. Les unes après les autres. Lorsque j'ai croisé l'homme à nouveau, au rendez-vous que nous nous étions promis plus tard dans la semaine, nous n'avions pu parler d'affaires qu'une fois que des sourires complices, signes du bonheur des pêcheurs rassasiés, furent silencieusement échangés. Pas un mot de plus sur la pêche. Encore aujourd'hui, je pense à ce collègue qui est devenu un ami et qui, par dessus tout, sera toujours un grand pêcheur.


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