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Les Branches d'en Haut

Bien que tout cela semble lointain, très lointain même, je veux vous parler de l’été. Vous savez, cette saison sans neige où l’on peut cligner des yeux sans avoir peur que nos cils gèlent ensemble. Je mettais un peu d’ordre dans mes photos prises l’été dernier et voici qu’un souvenir m’est revenu, le souvenir de la canicule que je voulais partager avec vous…

Les grandes chaleurs et la sécheresse des mois de juillet et d’août sonnent habituellement la fin des haricots, non pas au jardin, mais bien pour la truite de rivière dans la région. Le temps chaud, la pluie qui se fait timide et le soleil de plomb qui s’ébat sur le bassin versant sont trois acteurs qui sonne le glas pour la saison de pêche dans le piémont de Brome-Missisquoi et me font littéralement mordre la poussière. Les rivières et ruisseaux où je pouvais espérer prendre de jolies truites semblent maintenant aussi vides de vie que l’espace intersidéral, l’eau qui y coule étant presque aussi chaude que l’air de l’été, eau que l’on qualifie habituellement, en y trempant sa main et comprenant qu’on ne prendra rien, de ‘’flot de pisses’’, non sans une certaine amertume dans la voix.

C’est généralement à ce temps de l’année que je dois me résigner à quitter l’eau vive pour tremper mes waders ou mon canot dans les lacs du coin, en quête qui d’un doré, qui d’un achigan. Non pas que je boude cette pêche, au contraire, mais je trouve tout de même un peu triste le moment où les truites tombent en léthargie. Je suis tout aussi assommé qu’elles par le mois d’août torride et je rêve aux pluies de septembre comme un enfant rêve au moment où il pourra déballer enfin ses cadeaux de Noël. Une autre option de pêche qui s’offre est de voyager, quitter le sud du Québec et rouler vers d’autres régions où la truite est bien nourrie dans une eau fraîche et oxygénée. C’est ce que je fais la plupart du temps, mais après avoir roulé pendant 2 heures et tombé sur une rivière encore plus basse que celles qui coulent chez moi, je prends désormais la précaution de vérifier le niveau sur le site web de la station hydrographique. Parfois, un flot de pisses en cache un autre. Que peut donc faire un pauvre pêcheur qui veut prendre de la truite sans brûler un demi-réservoir d’essence? Il reste heureusement une troisième option, un peu cachée, un peu secrète. Il suffit de prendre de l’altitude et de pêcher les branches d’en haut.

Ces ruisseaux de montagne qui abreuvent les rivières que je pêche ‘’en bas’’ semblent peu attrayants au printemps quand la truite mord et qu’elle est de bonne taille. Pourquoi s’embarrasser à marcher et s’empêtrer à travers les ruisseaux aux cathédrales d‘aulnes enchevêtrés et aux petites truitelles quand ça mord en aval? Le pêcheur est prêt à suer, ahaner et même à souffrir s’il le faut, mais on doit lui agiter une carotte d’au moins de 12 pouces devant le visage, sinon il restera dans le confort de sa pêche habituelle.

Cet état de choses vaut pour le début de la saison seulement. Les rayons de soleil caniculaires qui foudroient tout ce qui n’est pas à l’ombre change la donne et force la levée de la dormance de cette graine qui germe enfin dans ma tête. Après X nombre de degrés-jour, je commence à voir ces ruisseaux différemment. Leur fraîcheur me revient et une bouffée d’oxygène me fait tourner la tête. Des kilomètres de ruisseaux vierges m’attendent. Changement de paradigme. Je me souviens soudainement de ce coffre au trésor dissimulé sous la canopée. Je me souviens aussi que j’ai acheté il y a de cela quelques années une canne de 7 pi 6 po pour soie de 4 et un sac de pêche à mettre autour des hanches exactement pour explorer ces ruisseaux. J’ai même un petit pot rempli de mouches pour ces petits cours d’eau. Des Woolly Bugger miniatures, des Adams montées en parachutes et des Oreilles de lièvre plombées pour les fosses creuses. Je me frappe le front de la paume. Où avais-je la tête.

Ces ruisseaux quand vous les remontez sont de plus en plus froids, voire glaciaux. Certes, ils recèlent nombre de truites dans les 6 à 8 pouces, mais elles sont sauvages et magnifiques. Ce sont des mouchetées aux flancs de feu et aux points rouge brillant comme des néons. Vigoureuses, combatives et pleines vie. Rapidement, les choses redeviennent normale, je prends de la truite. Je me pète un peu les bretelles de savoir où prendre ce poisson si fragile en pleine sécheresse, quoique n’importe qui avec une carte de la région, deux jambes et un brin de jugeote pourrait en faire de même. J’aime à penser que je suis le seul qui se donne la peine de le faire. Ou bien je suis le seul que ça intéresse et me voici en train de me vautrer dans la complaisance du pêcheur solitaire. Mieux, du pêcheur seul au monde dans son ruisseau. Quel délice plus exquis que de réfléchir que peut-être tout le monde connait vos spots et les dédaigne. Plein de ruisseaux pour moi, plein de truites pour moi tout seul!

Le plus grand secret de ces ruisseaux est toutefois facile à deviner. Sur un cours d’eau qui prend sa source aux alentours de, disons, 600 mètres d’altitude et qui dévale sur plus ou moins 20 kilomètres, vous trouverez inévitablement des chutes, cascades ou autre cassure dans la roche débouchant en des fosses où l’eau vous passera aisément au-dessus de la tête. Si vous connaissez un tant soit peu la truite, vous comprendrez qu’elle peut alors y atteindre des tailles monstres pour un si petit ruisseau. Jamais dérangée, toujours bien nourrie et bien oxygénée avec, à la clé, un abri profond contre les prédateurs, la mouchetée qui habite cette fosse sera dans la classe des 12 pouces, voire plus, et c’est un phénomène qu’il faut vivre. Une mouchetée de 13 pouces déjouée dans le ruisseau qui l’a vue naître vaut toutes les truites brunes de 18 pouces ensemencées que vous voulez! C’est l’échelle, réduite dans ces cours d'eau miniatures et la rareté qui fait la valeur de la prise.

La forêt qui couvre le ruisseau agit comme un climatiseur quand, au-dehors, le soleil grille tout. L’ombre et l’humidité ont un effet jouissif de bien-être physique. Ma gourde est pleine, une oasis de truite sauvage s’étend à mes pieds. J’y suis en solitaire et les Dieux de la pêche seuls savent ce que le ruisseau me réserve au détour du prochain coude.


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